Peut
être avez vous été sensibilisé à
l'Opéra de Pékin par le film
"Adieu ma concubine"? Peut être avez vous été
choqué par la dureté de l'apprentissage, ou
hérissé par les chants suraigus, la musique percutante et
la singularité du comportement des acteurs ? Peut être
avez vous été intrigué par les visages peints,
ébahi par les numéros d'acrobaties...mais aussi
subjugué par la beauté et la richesse des costumes, et
émerveillé par le raffinement et la complexité des
gestes.
L'Opéra
de Pékin est très célèbre en Chine et en
Occident mais reste en même temps plein de mystère. Cet
art très complexe réunit littérature, histoire,
peinture, danse, chant, musique, comédie, acrobatie, arts
martiaux...
Le terme "Opéra de Pékin" est souvent employé
à tort pour désigner l'opéra chinois dans sa
globalité. Or, chaque région de Chine a
élaboré son propre opéra avec son dialecte et ses
airs populaires. Le mode d'expression de l'Opéra de Pékin
se caractérise par un style énergique, expansif, ouvert,
comme le caractère des gens du Nord.
Ce sont en fait les Shanghaïens qui ont nommé ainsi
l'Opéra de Pékin et bâti sa réputation. En
effet, ils étaient très friands de cet opéra, et
ce sont eux qui consacraient les acteurs dans leur renommée.
L'opéra de Tian Chan, à Shanghai, était la
référence suprême, à l'équivalent de
la Scala de Milan pour les Italiens.
L'
origine de l'Opéra de Pékin est la région
de Kun, proche de Shanghaï. Il en a modifié
néanmoins certains éléments qui lui sont devenus
spécifiques : accent et dialecte Pékinois, visages
peints, et surtout prédominance du chant sur la danse et le
geste. Son apogée se situe au milieu du 19eme siècle
jusqu'au début du 20eme siècle.
Aujourd'hui en Chine, de même que le canard laqué est
concurrencé par le fast-food, la nouvelle
génération apprécie moins l'Opéra de
Pékin que le cinéma ou la télévision :
d'une part à cause de la lenteur du rythme qui ne correspond
plus à la vie moderne, d'autre part à cause de la
difficulté de compréhension de cet art complexe et
abstrait : complexe, car il faut posséder un solide culture de
l'histoire chinoise (en effet, la plupart des pièces relatent
des événements réels du passé, souvent
mouvementés); abstrait, du fait de son expression symbolique qui
nécessite la connaissance des codes employés.
Le chant, les gestes, les costumes, la mise en scène... sont
stylisés : ce ne sont ni des copies ni des imitations de la
réalité. Seule la quintessence du message est extraite
puis réorganisée harmonieusement pour aboutir à
une expression artistique codifiée.
Nian,
chang,
zuo,
da, c'est à dire la déclamation, le chant, le
geste, et le combat constituent les 4 disciplines fondamentales que
doit maîtriser l'artiste.
La
déclamation et le chant sont régis par un rythme et une
musicalité codifiés. Chaque catégorie de
personnages utilise un ton approprié : les vieillards une voix
naturelle, les jeunes femmes une voix de fausset et les jeunes hommes
une voix intermédiaire.
Les chants de femmes sont plus aigus et plus finement modulés. A
l'origine, seuls les hommes avaient le droit de jouer. Maintenant, les
femmes peuvent monter sur scène, mais le style du chant a
toutefois été conservé. En effet cette
exagération artistique symbolise la subtilité
féminine. Au début, cette voix de fausset est
difficilement supportable pour l'oreille occidentale, mais
l'écoute approfondie et répétée permet de
se familiariser avec ces sons, et ensuite d'en apprécier la
beauté.
Comme en Occident, la maîtrise du Qi depuis le DanTian
jusqu'à son expression finale demande un travail de voix
considérable.
Les paroles des chants sont construites comme des poèmes et
jouent sur la la musicalité des rimes. Un nombre d'airs
limité et défini permet d'exprimer toute la palette des
sentiments : la tristesse, l'amour, la colère..
Le
geste aussi obéit à des règles
établies. Par exemple, pour s'asseoir, l'acteur exécute
un tour sur lui-même dans un sens donné, et pour se
relever, en sens inverse. Car à l'origine de l'Opéra, les
acteurs étaient des marionnettes. Leurs mouvements tenaient
compte de l'agencement des fils qui ne devaient pas s'entrecroiser. Ces
règles ont perduré.
La scène paraît le plus souvent vide, avec peu
d'accessoires (au maximum une table et deux chaises ), sans
décor. Cet espace permet de mieux percevoir la richesse de jeu
des acteurs. C'est celui-ci qui donne la compréhension de
l'histoire et rend les scènes vivantes. Ainsi, par le mime, un
bon acteur sait restituer les mouvements de l'eau qui agite un bateau,
et peut même communiquer le mal de mer aux spectateurs !
La mise en scène est elle-même épurée.
Ainsi, faire quelques pas signifie parcourir une longue distance;
quelques guerriers figurent une armée entière;
réaliser un tour de scène indique un changement de temps
ou de situation.
Des objets simples peuvent symboliser soit des lieux : tables et
chaises pour représenter des montagnes, un lit, soit un animal :
comme le fouet pour figurer un cheval, soit encore une situation :
comme la rame pour signifier un déplacement en barque.
Les gestes avec les manches, la barbe, les pennes des plumes de faisan
ornant la coiffure du guerrier... sont nombreux, très
variés et symboliques.
Ils servent à rendre les émotions des personnages. Ainsi
le déroulement sec des manches signifie la colère, se
peigner la moustache montre la réflexion, etc.
Le
combat s' inspire beaucoup des arts martiaux chinois mais en cultive
là aussi l'esthétisme pour donner un spectacle moins
violent, plus proche de la danse. Il est également
stylisé car les mouvements sont limités par l'ampleur des
costumes et par l'exiguïté de l'espace.
Le combat ne tient pas le spectateur en haleine car il s'agit
plutôt d'une démonstration. Il témoigne parfois de
beaucoup d'humour comme dans "le Roi singe". L'artiste exécute
de nombreuses acrobaties : roulades, jeux d'armes, sauts divers.
Régulièrement, il s'immobilise sur une posture qui met en
valeur la beauté d'un mouvement. La qualité du geste
montre là aussi la qualité de la personne : le geste
maladroit personnifie le méchant, le geste précis,
subtil, est preuve d'un caractère droit.
Le combat se pratique en individuel, à deux ou en groupe; il est
toujours rythmé par la musique.
Ces
4 disciplines exigent un entraînement très dur qui
commence dès l'enfance.
En effet, un des principes de l'art chinois dit : " la liberté
naît de la précision". L'acteur doit donc maîtriser
parfaitement les règles et s'y conformer. Il n'y a pas de place
pour l'initiative, pas de latitude pour créer. Toutes les
ressources dont dispose l'artiste sont de ce fait limitées dans
la sphère de l'expression. Loin de constituer une restriction,
c'est au contraire un moyen pour lui de se surpasser. En
s'effaçant lui même, il se met entièrement au
service de l'oeuvre qu'il
interprète. Les Chinois parlent de "l'empreinte du coeur" pour
désigner cette attitude. (Cette notion se retrouve aussi dans
les arts martiaux chinois, en particulier pour le taïchichuan.
Depuis des générations, les enchaînements sont
transmis fidèlement. Il n'est pas question de changer le moindre
détail. C'est en répétant invariablement les
postures que le pratiquant parvient à la pleine maîtrise,
rendant ainsi le mouvement naturel et expressif.)
De plus, un bon acteur, au-delà de la technique, exprime sa
personnalité, de manière d'autant plus subtile qu'il
cultive une âme d'artiste par l'étude de la calligraphie,
de la peinture, de la littérature...
Le
répertoire de l'Opéra de Pékin comporte environ 5
000 pièces où figurent une multitude de personnages.
On les classe en 4 catégories : shen, dan, jin, chou, qui sont
les rôles masculins et féminins, les visages peints et les
bouffons.
Shen
désigne les rôles masculins.
Ceux-ci se divisent en 3 types : les vieillards, qui se reconnaissent
à leur longue barbe et qui s'expriment principalement par le
chant; ensuite les jeunes qui représentent des lettrés ou
de jeunes chefs, et enfin les combattants qui se subdivisent
eux-mêmes en 2 catégories. La première est celle
des combattants manipulant l'arme longue : lance, hallebarde... Ils
portent des semelles hautes et des vêtements très
chargés, avec des plumes de faisan ou des fanions dans le dos.
Cette tenue est le signe de leur rang élevé : chef
militaire, général, héros...
La deuxième catégorie est celle des combattants
manipulant l'arme courte : épée, sabre, et chaîne,
ou à mains nues. Le plus célèbre est le "Roi des
singes".
L'habillement, plus souple et plus proche du corps - poignets
serrés, veste ceinturée- dénote la force, la
vivacité. La couleur sombre des vêtements, les chaussures
simples et légères manifestent la rapidité.
L'habit des Ninjas vient de cette tradition.
Ces rôles exigent à part égale des qualités
artistiques et un physique d'acrobate, avec de bonnes bases de Kung Fu.
Dan désigne les rôles
féminins.
Autant les accessoires et le décor voisinent avec
l'austérité, autant leurs costumes et leurs parures
regorgent de faste. Dans un but purement artistique, même les
personnages les plus modestes se présentent richement
parés de bijoux. L'Opéra de Pékin s'attache
particulièrement à rendre l'esthétique d'une
oeuvre. Ainsi dans "Adieu ma concubine" une scène montre le
comportement grotesque d'une impératrice ivre, sous un jour
gracieux.
Aucune partie du corps n'est visible, les vêtements recouvrant
l'intégralité du buste et des membres. C'est une
survivance de l'époque féodale, où il était
interdit de se dévoiler. Les actrices jouent avec les manches de
leurs robes, démesurément longues, appelées
"manches d'eau" en raison des mouvements fluides qui les animent. Le
travail des membres supérieurs est très riche,
contrairement à celui des membres inférieurs, quasi
imperceptible.
Les femmes se déplacent à petits pas : le pied ne doit
pas dépasser la robe. Cette évocation des pieds
bandés appelés "lotus dorés" renforce
l'idée de leur délicatesse. On a l'impression qu'elles
glissent sur une surface lisse, mues par un souffle invisible.
Les femmes jouent également des rôles de héros et
combattent comme des
hommes.
Les
rôles des visages peints sont typiques de l'Opéra de
Pékin.
Ils sont là pour marquer les rôles masculins qui ont un
caractère fort et typé. La voix est travaillée,
que ce soit dans la déclamation ou le chant, pour vibrer comme
une cloche.
Le visage est peint à même la peau. C'est la morphologie
de l'acteur qui détermine son rôle. Les visages plats,
sans relief, et ovales, comme un oeuf de cane, répondent aux
principaux critères de choix.
La couleur de base définit le caractère du personnage :
le rouge montre la loyauté et la bravoure; le rose un
caractère décidé; le noir la
générosité, la lucidité et la justesse de
vue. Le bleu et le vert sont deux couleurs négatives
reflétant la méchanceté et la violence. Le blanc
signifie "très Yin" c'est à dire pervers. Enfin, l'or et
l'argent sont réservés aux personnages surnaturels :
divinités et démons.
Sur scène on ne voit jamais 2 personnages avec un visage de
couleur identique, d'une part par souci esthétique, et d'autre
part afin que le spectateur distingue toujours bien les rôles.
Les couleurs vives, les motifs symétriques, les lignes sinueuses
et fluides sont caractéristiques des visages peints. Les dessins
sont très élaborés et demandent beaucoup de temps
et d'application pour leur réalisation.
Chaque rôle est représenté par un visage
déterminé, dans sa composition de lignes et de tons.
La forme enrichit la couleur de base et par là même le
caractère du personnage. Non seulement elle symbolise celui-ci,
mais elle laisse aussi deviner l'évolution et l'issue de son
histoire.
Ainsi dans "Adieu ma concubine" le rôle principal du roi est
représenté par un visage peint en blanc, avec des bandes
descendantes noires. Il suggère que ce personnage, malin et
cruel, n'en fait qu'à sa tête et qu'il va subir un triste
sort : perte de son pays, de la femme qu'il aime ... et de sa vie. Le
visage peint du roi des singes montre sa physionomie de singe, et
révèle aussi son habileté et sa ruse. Un visage
aux sourcils froncés démontre un personnage soucieux et
réfléchi.
Le visage peint est en lui-même un art à part
entière, distinct, mais néanmoins indissociable de
l'Opéra de Pékin.
Il
existe une dernière catégorie de personnages,
qui n'est pas systématiquement présente mais dont le
rôle est souvent très important: :
c'est le bouffon ou chou.
Son maquillage, avec une tache blanche sur le nez, l'enlaidit
sciemment. On trouve des bouffons lettrés, dont le rôle
consiste à faire rire, des bouffons pratiquants les arts
martiaux, ainsi que des bouffons-femmes.
C'est lui qui donne une ambiance particulière à la
scène. En ajoutant un trait d'humour, il dédramatise la
situation.
A la différence du théâtre,
l'Opéra de Pékin ne comporte pas d'entracte. Le spectacle
peut durer plusieurs heures. Il se crée entre les acteurs et le
public une communion au service de l'art, pouvant aller jusqu'à
l'extase.
Le spectateur cultivé et sensible ressent intensément
l'âme de l'oeuvre, comme pour une peinture, une musique, ou un
poème... Les artistes entraînent avec eux les spectateurs
dans l'histoire. L'émotion qui se dégage de la
scène se communique à la salle et transporte les uns et
les autres en osmose dans une
autre dimension.
Un proverbe chinois dit : "celui qui joue est illuminé, celui
qui regarde est <béat", illustrant ainsi cette relation
privilégiée.
On
retrouve dans l'Opéra de Pékin la même
démarche esthétique que dans tout autre art : montrer un
minimum d'éléments pour générer une
impression et une émotion subjectives.
L'économie de moyens, poussée à l'extrême,
laisser le champ libre à l'imagination et à la
sensibilité de chacun. Ainsi en Chine, les poèmes
utilisent seulement quelques mots sans lien grammatical, la peinture
quelques traits et de préférence le noir et le blanc, etc.
Ces procédés reposent sur les principes de la philosophie
traditionnelle qui imprègnent la mentalité chinoise.
Retenue, discrétion, régularité -correspondant
à la notion d' "invariable milieu" développée par
le néo-confucianisme - caractérisent le mode d'expression
de cette culture.
L'Opéra
de Pékin est un art qui touche à de nombreux domaines et
qui concerne de ce fait un large public. Les amateur assistent aux
représentations, mais il leur arrive aussi souvent de chanter
eux-mêmes. Ils sont regroupés en associations et
organisent presque tous les jours des réunions pour chanter dans
les parcs. Tout le monde peut y participer librement. Il existe
également une fédération d'amateurs de
l'Opéra de Pékin. Elle donne des représentations
gratuites, par passion, et pour promouvoir cet art.
La
tradition se perpétue mais elle ne craint pas certaines
évolutions. Dépassant les frontières de l'Empire
du Milieu, les Chinois ont introduit la musique symphonique occidentale
après les années 70 et également le chant en
anglais, en japonais...Ils adaptent des pièces comme "Madame
Butterfly", "la Dame aux Camélias", "Othello"...
L'an dernier à Florence a eu lieu une représentation de
"Aïda" de Verdi, réalisée par Zhang Yi Mou
(réalisateur du film "Épouses et concubines"), avec des
costumes de l'Opéra de Pékin.
Ainsi
cet art sait se renouveler pour ne pas paraître désuet. Il
est toujours vivant et continue à inspirer non seulement les
Orientaux mais aussi les Occidentaux. L'Opéra de Pékin
nourrit l'esprit, tout comme le canard laqué nourrit le corps.
Il fait partie intégrante du patrimoine culturel chinois.
Malgré les vicissitudes, il continue à s'enrichir au fil
du temps.
Bâti
sur des fondations inébranlables, l'Opéra de Pékin
promet de grands moments de bonheur pour l'avenir, de part et d'autre
de la Grande Muraille.
Sun Wendi
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